Si vous pensez que, comme le suggère une séquence d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, la dernière heure sonnée, on dira hypocritement de vous, par respect pour votre dépouille encore tiède, que vous étiez quelqu’un de « social » ou un « bon vivant », alors que tout au long de votre vie de pochtron, on ne s’est pas gêné pour vous traiter d’ivrogne ou d’alcoolique, alors cet article est fait pour vous : il vous aidera à préparer votre défense lors du jugement dernier. Car force est de constater qu’en matière de soûlographie, les exemples biens imbibés ne manquent pas en ce bas-monde, même lorsque qu’on fait l’effort d’aller se faire une toile plutôt que de cirer le comptoir du bistrot du coin.
N’en déplaise à Bukowski et Gainsbourg, la boisson n’est pas en reste quand il s’agit de cinéma, loin s’en faut. Et à ce jeu là, chacun à ses petites habitudes : dans Pierrot le fou, Jean-Paul Belmondo commande toujours deux demis de bières, parce quand il a fini, il aime bien qu’il lui en reste encore la moitié. Cary Grant quant à lui se laisse plus volontiers tenter par un Gibson (deux mesures de gin pour une de vermouth) entre deux courses-poursuites dans La mort aux trousses. Dans Les enchaînés (Notorious), c’est au tour d’Ingrid Bergman (Alicia) d’apparaitre éméchée devant la caméra d’Hitchcock, si bien que le même Cary Grant (Delvin) la croira alcoolique lorsqu’elle sera lentement empoisonnée par son petit ami. Par ailleurs, c’est dans des bouteilles de vins que se dissimule l’uranium qui sert de MacGuffin au film.
Sinon, dans un registre plus beauf et typiquement français, on rappellera la scène culte des Tontons flingueurs, ou encore celle des Bronzés font du ski, où les terribles membres du Splendid font d’un seul coup moins les malins devant un verre de liqueur de crapaud.
David Lynch est d’accord avec moi : la Heineken, c’est de la pisse, comme le suggère cette scène tirée de Blue Velvet. Autre exemple un peu plus subtil de scène avec de l’alcool chez ce cinéaste un peu trop tordu pour être parfaitement compréhensible : un extrait de Lost Highway où le personnage principal commande un double scotch avant de rencontrer un homme blafard au mystérieux don d’ubiquité. Ici, le choix de la boisson n’est sûrement pas anodin puisqu’il mettra le spectateur attentif sur la bonne voie pour découvrir la clé du mystère, le buveur de doubles doses s’avérant être victime d’un fâcheux dédoublement de la personnalité, source notoire de ses problèmes métaphysiques.
Il faut dire que les réalisateurs eux-mêmes semblent parfois pas mal portés sur la bouteille. Ainsi Francis Ford Coppola posséderait son propre domaine vinicole. John Huston s’est lui expatrié en Irlande pour mieux goûter le whisky à sa source, tandis que John Ford donnait souvent les rôles secondaires de pilier de bar à son frère Francis, qui n’avait guère à forcer le trait pour jouer les alcoolos de service. A côté de ça, la plupart des acteurs passent pour des petits sirops, et seul Humphrey Bogart semble tenir le choc quand il déclare :« Après huit verres de whisky, je suis en pleine possession de mes facultés ». Sans blague.
Enfin, le petit écran n’est pas en reste, puisque même les dames ne résistent pas à l’appel de la boisson, en témoigne l’horripilante série Sex and the city, qui a réussi à populariser un cocktail pourtant tombé en désuétude, le fameux cosmopolitan. Et comment ne pas citer la Duff, bière favorite d’Homer Simpson. Pour l’anecdote, la marque existe aussi dans notre monde à trois dimensions, puisque j’en ai bu une à Fribourg avec les Ouais tout en pissant à coté du bassiste fou des Mondrians. La Duff était chère et pas terrible, mais l’expérience mystique qu’elle a procurée valait la peine.
Arnaques, crimes et botaniques, ou comment tourner une scène bien arrosée
Mais s’il y en a bien un qui sait boire avec classe, c’est James Bond, qui trouve toujours le moyen de s’enfiler une coupe de champagne en charmante compagnie même en plein milieu des missions les plus périlleuses. Son inclinaison pour l’alcool remonterait à ses toutes premières aventures littéraires sous la plume de Ian Fleming, le génial inventeur de l’espion débonnaire, qui fera ingurgiter à son personnage au cours de ses aventures pas moins de 317 boissons alcoolisées, dont 101 whisky, 35 sakés, 30 coupes de champagne, mais seulement 19 vodka-martinis (soit une moyenne d'une boisson toutes les sept pages tout de même). L’agent 007 semble en effet n’être devenu un inconditionnel de son emblématique cocktail qu’à son passage au grand écran. Et au shaker, bien sûr !
Mais quand l’espion britannique commande son mélange fétiche dans Casino Royale, et que le serveur lui demande, comme le veut la tradition, s’il le prendra au shaker ou à la cuiller, Bond, qui vient de subir une tentative d’empoisonnement alors qu’il dilapide gaiement l’argent de la couronne dans une partie de poker pour bandits, a cette réponse un peu hors de propos : « qu’est-ce que ça peut me foutre ?! ». La scène résume à elle seule l’esprit du film, qui navigue sans cesse entre la formation d’un mythe et la déconstruction d’une icône, qui perd ici en une seule réplique tout le flegme so british qu’on lui connait si bien.
Ce film est aussi l’occasion de découvrir un autre cocktail made in 007 dont la composition est dévoilée dans une autre séquence bien arrosée. Ainsi le Vesper, nommé ainsi en référence au prénom d’une James Bond-girl (car « une fois qu'on y a goûté, on n'a envie de rien d'autre »), consiste en trois mesures de gin Gordon, une mesure de vodka et une demi-mesure de Kina Lillet (un apéritif à base de vin et de fruits), le tout servi avec un zeste de citron et une olive verte. La recette est de papa Fleming lui-même, qui l’aurait mis au point avec un compagnon de beuverie dans une de ces fins de soirée où le divin nectar donne soudain des élans créateurs incontrôlables.
Finalement, à bien y réfléchir, on se rend compte que l’alcool est très souvent présent sur nos écrans, mais fait pourtant rarement parti des sujets de fond d’un film. Au contraire de thématiques comme la drogue, qui a donné lieu à de nombreux films géniaux plus ou moins critiques à son égard (Requiem for a Dream, Trainspotting, Las Vegas Parano, Blow, la plage), le septième art semble réticent à l’idée de dépeindre les problèmes que peut engendrer la consommation d’alcool, et continue implicitement de faire son apologie au même titre que la cigarette. On constate en effet que les souillons sont le plus souvent cantonnés à des seconds rôles sans réel contenu satirique, l’alcoolo étant plus là pour faire rire qu’avancer l’action. Doit-on en conclure que la boisson est un sujet trop bien connu de la majeure partie du public pour permettre à la magie du cinéma d’opérer pleinement, tant le spectateur serait renvoyé à son quotidien éthylique ?